Un contrepoids financier est nécessaire pour réduire la délocalisation des entreprises. La transposition en Europe du fonds d’investissement, mis en place au Québec depuis 1984, est une solution crédible.
Le Président de la République française a récemment demandé au gouvernement de proposer des « mesures fortes » pour favoriser l’actionnariat salarié. Permettez-moi de soumettre à la réflexion publique les propositions qui suivent.
Le capital doit être maîtrisé pour être localisé
Les travailleurs doivent pouvoir investir, moyennant un léger coup de pouce fiscal (l’arsenal existe déjà, nous y reviendrons plus loin) dans un fonds d’investissement actionnarial salarié. Le fonds d’investissement actionnarial salarié interviendrait dans plusieurs contextes :
– de façon privilégiée, au sein des moyennes et grandes entreprises, non pour colmater les pertes d’entités malades, mais pour reprendre et développer des branches d’activité, qu’elles soient menacées d’arrêt ou d’externalisation.
– de façon complémentaire, pour valoriser des activités innovantes à potentiel issues de leur entreprise, dont le management en place ne voudrait pas (les exemples existent et sont suffisamment nombreux pour montrer la voie), ou encore participer au développement d’activités nouvelles sur des territoires (pôles de compétitivité, valorisation de la recherche, …)
Une fois constitué, ce fonds représenterait un levier d’action suffisamment puissant pour permettre aux salariés de groupes ou de PME importantes de parler d’égal à égal, capital à l’appui, avec ceux qui sont censés représenter leurs actionnaires, et malheureusement le plus souvent une clique d’oligarques plus influents que les autres, face à un capital émietté.
Ce fonds pourrait se porter acquéreur d’activités mises sur la sellette, et faire jeu égal avec les fonds d’investissement, dont les méthodes pour générer du rendement financier n’ont parfois rien à envier à ce que prônent ceux qui parlent du « capital humain », et agissent en réalité en ne le considérant que comme une variable d’ajustement.
Par son action, ce fonds permettrait ainsi de stabiliser des communautés de travail et de vie. Rien ne l’empêcherait, en cas de besoin, à l’instar des coopératives agricoles ou des mutuelles, de recruter une équipe de management : mais pas forcément la même que celle en place !
Dans tous les cas, sa charte d’engagement prévoirait de n’investir que dans les entités inscrivant le contrat social comme pierre angulaire et fondement de leur existence : l’humain vraiment au centre.
Les raisons qui justifient cette proposition
Ce type de dispositif permettrait aux représentants des salariés d’agir en tant que contrepoids à la mondialisation des entreprises, et de permettre une réappropriation du capital par le travail. Il ne s’agit ni d’une utopie, ni, encore moins, d’une chimère.
Pour avoir des moyens d’action suffisamment puissants, l’union des moyens doit prévaloir. Un tel fonds devrait être unique, à l’image de ce qui a été mis en place au Canada.
Les Québecois ont en effet lancé depuis 1984 le fonds des travailleurs du Québec[1], géré par une confédération syndicale beaucoup plus puissante que nos organisations en France (taux de syndicalisation proche de 40%). Avec plus de 500.000 souscripteurs, ils gèrent à présent un fonds qui représente environ 3,3 milliards d’€. Les délégués syndicaux se sont transformés en collecteurs d’épargne, et ont permis le lancement initial du fonds.
L’investissement réalisé par chaque souscripteur auprès du fonds bénéficie d’un crédit d’impôt de 25% des sommes versées, identique en tous points au dispositif français en faveur de l’innovation (FCPI, FCPR).
Le fonds se charge de sélectionner et de gérer les investissements réalisés, à la manière d’une sicav classique, mais avec une éthique et un objectif de gestion sensiblement différents.
Ce fonds est rentable (en moyenne 5% de rendement par an, avec des hauts et des bas), et peut s’assimiler à un complément de retraite, ou fonds de pension, tant décrié ces dernières années en France.
Les représentants de la CFDT, de la CGT et de FO ont rendu visite aux Québecois il y a quelques années ; ils ont cependant jugé l’expérience non transposable en France.
A l’époque, Mme Notat avait indiqué :
« Le débat que nous avons eu (…), c’était autour de l’idée de savoir si, à l’image du Québec, il fallait que les syndicats, et ce serait davantage utile au niveau européen qu’à l’échelle nationale d’ailleurs, constituent leur propre fonds d’épargne salariale, et donc soient directement gestionnaires des fonds. Ça, nous l’avons écarté, tout simplement parce que la masse critique n’aurait pas été suffisante, et qu’il y a aujourd’hui des opérateurs de gestion de cette épargne avec lesquels il est sans doute plus utile de contrôler ce qu’ils font, de poser des conditions[2] ».
A-t-elle correctement évalué ce qu’elle nomme la « masse critique » ?
Face à la poursuite continue des restructurations, nul doute qu’il soit nécessaire d’avoir recours à des moyens d’intervention et d’action directs, qui permettent aux partenaires sociaux de devenir des acteurs à part entière du jeu économique, avec une capacité de réaction immédiate, ceci devant naturellement être associé à des contrôles adaptés.
Transposée en France, l’expérience québecoise pourrait à terme représenter un fonds d’investissement de 20 milliards d’€ (8 fois plus), et probablement plus de 100 milliards d’€ au niveau européen.
Rappelons à cet égard qu’à eux seuls, les fonds d’assurance vie français ont à ce jour collecté plus de 900 milliards d’€, et que 544 milliards d’€ supplémentaires figurent dans les différents produits d’épargne (livret A, bleu, CODEVI, LEP, épargne logement), avec des rendements moyens plus proches de 0% que de 10%…
L’utilisation de ces ressources peut donc utilement être discutée, notamment quant à leur coût de gestion et d’intermédiation.
Rappelons également que M. Strauss-Kahn, quand il a fait voter la possibilité d’investir des fonds dans de nouvelles entreprises (fonds DSK) s’était heurté à de nombreuses résistances, qui ont partiellement discrédité ce type d’investissement, il est vrai plus risqué que celui proposé ici, qui se concentre plus sur des activités ayant déjà un passé établi, même si celui-ci doit être modifié.
L’enjeu est à la hauteur de la proposition
Un emploi industriel valable représente aujourd’hui un investissement en capital fixe voisin de 40.000 €. Avec les sommes collectées, il serait donc possible de contribuer à régénérer, ou de maintenir au moins, 500.000 emplois.
La majorité des cercles de réflexion attentifs à ces sujets s’accorde à reconnaître l’effet d’entraînement de l’emploi industriel sur les autres catégories : pour un emploi de ce type, au moins 1 emploi commercial et 2 emplois de service.
Au total, uniquement en France, seraient ainsi concernés, mécaniquement, plus de 1,5 million d’emplois !
Comment s’y prendre
Face au recul permanent de l’emploi, notamment industriel, moteur principal des autres catégories d’emploi, la mise en oeuvre suppose :
– d’une part, de faire émerger une coordination syndicale apte à collecter et à gérer avec discernement une épargne collective, à investir au sein d’activités à développer ou à redéployer. L’équipe de gestion serait exclusivement composée de professionnels, agissant sous le contrôle des actionnaires souscripteurs, comme dans toute société ;
– d’autre part, d’étendre les dispositifs de déduction fiscale en vigueur, relatifs à l’investissement dans des fonds collectifs, aux versements qui seraient effectués au profit d’un fonds actionnarial salarié.
L’extension du dispositif fiscal ne présente aucune difficulté majeure, et la collecte pourrait être engagée sans délai, à effet fiscal à compter du 1er janvier 2006.
En revanche, l’attitude des syndicats français, même si elle a pu évoluer depuis les réflexions des années 2000-2002, reste majoritairement réticente, voire opposée, à une approche économique d’actionnaire volontariste.
Les raisons en sont autant historiques que stratégiques : la faible représentativité et l’émiettement concurrentiel des organisations syndicales françaises nous distingue singulièrement du modèle co-gestionnaire rhénan, ou des approches d’Europe du Nord.
Initier un tel projet en Allemagne, en Suède, voire en Italie, aurait donc, selon toute vraisemblance, un écho supérieur, quitte ensuite à y associer nos propres organisations. Il semble cependant que la situation économique française soit suffisamment préoccupante pour permettre d’engager ce type de programme.
Au surplus, une analyse stratégique, même réduite, indique qu’il est crucial que les organisations syndicales modifient leur place sur l’échiquier économique, en faisant leurs des leviers d’action qui puissent permettre à la fois une réappropriation du capital par le travail, un développement humain mis au centre du jeu économique et à terme, peut-être, un meilleur équilibre économique, en fixant le capital dans les entreprises au sein desquelles les gens vivent, plutôt que de le laisser travailler de façon virtuelle.
* Paru le 18 avril 2007
[1] www.fondsftq.com
[2] extrait d’un interview accordé à Stéphane Paoli pour « Questions directes ». Source : France Inter le 11 février 2002